BrevetsRèglementationCOVID-19 : Comment mettre en œuvre la licence d’office – Elisabeth Berthet ⋅ Matthieu Dhenne ⋅ Lionel Vial

21 mai 2020

Les actuelles recherches de traitements de la COVID-19 s’appuient sur des principes actifs connus couverts par des titres de propriété industrielle (brevets ou certificats complémentaires de protection). Ces titres confèrent à leur titulaire un droit exclusif d’exploitation sur les substances revendiquées. Partant, la fabrication par des tiers de médicaments contre la COVID-19 dont la composition comprendrait des molécules protégées nécessitera l’obtention d’autorisations d’exploitation, en principe consenties à la discrétion des titulaires de droits. Le mécanisme de la licence d’office dans l’intérêt de la santé publique permet de passer outre l’octroi de ces autorisations en contraignant les titulaires à concéder des droits d’usage des inventions brevetées à des tiers.

 

En adoptant sa loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de COVID-19, le législateur a autorisé le Gouvernement à « prendre toute mesure permettant la mise à la disposition des patients de médicaments appropriés pour l’éradication de la catastrophe sanitaire ». En application de cette habilitation large, il est à craindre que le Gouvernement n’en vienne à décréter des mesures d’expropriation en contravention avec le Traité sur les ADPIC (i.e. les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce) que la France a pourtant signé dans le cadre de l’OMC. Une telle prise de position apparaîtrait d’autant plus surprenante que l’approvisionnement du territoire en médicaments pourrait être assuré sans avoir à sortir du système équilibré de la licence d’office — lequel est déjà prévu par ledit Traité ainsi que par le droit français — à condition d’en assouplir le mécanisme pour assurer l’efficacité de sa mise en oeuvre.

 

En l’état du droit, les difficultés d’application du mécanisme de la licence d’office dans l’intérêt de la santé publique concernent les deux phases de délivrance de cette licence non contractuelle, c’est-à-dire la procédure engagée par le ministre de la santé publique auprès du ministre chargé de la propriété industrielle en vue de la soumission du titre de propriété industrielle au régime de la licence d’office (Phase I) et la procédure de candidature des tiers à la licence (Phase II). Elles appellent une modification des textes en vigueur.

 

Phase I. — À suivre strictement la lettre de la loi, la licence d’office dans l’intérêt de la santé publique n’a pour objet que les « brevets » (à savoir les titres délivrés) omettant par là même les demandes de brevet. De plus, l’application du mécanisme suppose que l’invention brevetée soit « mis[e] à la disposition du public en quantité ou qualité insuffisantes ou à des prix anormalement élevés ». Mais ces conditions de mise en oeuvre devraient être étendues, en amont, à la carence prévisible du breveté : pour que la licence d’office soit utile, il faut que le Gouvernement puisse pallier l’incapacité future du breveté à approvisionner le territoire en médicaments. Par conséquent, il conviendrait de modifier l’article L. 613-16 du code de la propriété intellectuelle (CPI) comme suit :

CPI, art. L. 613-16 : « Si l’intérêt de la santé publique l’exige et à défaut d’accord amiable avec le titulaire du brevet, le ministre chargé de la propriété industrielle peut, sur la demande du ministre chargé de la santé publique, soumettre par arrêté au régime de la licence d’office, dans les conditions prévues à l’article L. 613-17, toute demande de brevet ou tout brevet délivré ayant pour objet :
a) Un médicament, un dispositif médical, un dispositif médical de diagnostic in vitro, un produit thérapeutique annexe ;
b) Leur procédé d’obtention, un produit nécessaire à leur obtention ou un procédé de fabrication d’un tel produit ;
c) Une méthode de diagnostic ex vivo.
Les demandes de brevet ou les brevets de ces produits, procédés ou méthodes de diagnostic ne peuvent être soumis au régime de la licence d’office dans l’intérêt de la santé publique que lorsque ces les produits, ou des les produits issus des ces procédés, ou ces les méthodes de diagnostic, dont ils sont l’objet, sont ou, en l’absence d’exploitation et au regard d’éléments objectifs, seront mis à la disposition du public en quantité ou qualité insuffisantes ou à des prix anormalement élevés, ou lorsque le brevet est exploité dans des conditions contraires à l’intérêt de la santé publique ou constitutives de pratiques déclarées anticoncurrentielles à la suite d’une décision administrative ou juridictionnelle devenue définitive.
Lorsque la licence a pour but de remédier à une pratique déclarée anticoncurrentielle ou en cas d’urgence, le ministre chargé de la propriété industrielle n’est pas tenu de rechercher un accord amiable. »

 

Phase II. — Dans l’hypothèse où la licence d’office porterait à la fois sur la fabrication et sur la commercialisation d’un médicament pour le traitement de la COVID-19, le candidat licencié devra obtenir une autorisation de commercialisation, soit à partir du propre développement de son produit (i), soit via le titulaire du brevet (ii).

(i) — Le candidat à la licence pourrait développer un générique du médicament protégé et déposer une demande d’autorisation de mise sur le marché (AMM) nationale pour celuici. Cependant, avant que la protection des données de l’AMM et l’exclusivité de marché du médicament princeps n’aient expirées, la demande sera refusée ou, à tout le moins, le générique correspondant ne pourra pas être commercialisé. Il conviendrait donc d’introduire une exception ainsi formulée :

CSP, art. R. 5121-28-1 [nouveau] : « Les périodes de protection prévues à l’article 14, paragraphe 11, du règlement (CE) n 726/2004 et aux articles R. 5121-28 et L. 5121-10-1 ne s’appliquent pas quand il est nécessaire de permettre l’accès aux données d’essais pharmaceutiques ainsi que leur utilisation pour enregistrer un générique d’un médicament de référence, qui est ou a été autorisé en application de l’article L. 5121-8 ou de l’article 3 du règlement précité, pour des raisons d’intérêt public, en cas de licence d’office de brevets dans l’intérêt de la santé publique et dans des situations d’urgence nationale ou d’extrême urgence. »

 

Le candidat à la licence pourrait requérir une autorisation temporaire d’utilisation (ATU), laquelle permettrait l’accès précoce à de nouveaux traitements de la COVID-19 puisqu’il existe un réel besoin de santé publique. Néanmoins, l’ATU ne peut être octroyée qu’en l’absence de traitement approprié. Pour que le régime de la licence d’office puisse trouver utilement application, il conviendrait d’élargir l’accès à ce type d’autorisation aux cas où les médicaments mis à la disposition du public ne le seraient qu’en quantité ou qualité insuffisantes ou à des prix anormalement élevés :

CSP, art. L. 5121-12 : « I. — Les articles L. 5121-8 et L. 5121-9-1 ne font pas obstacle à l’utilisation, à titre exceptionnel, de certains médicaments destinés à traiter des maladies graves ou rares, en l’absence de traitement approprié ou si les traitements existants font l’objet de brevets ou demandes de brevet soumis au régime de la licence d’office dans l’intérêt de la santé publique en application des articles L. 613-16 à L. 613-18 du code de la propriété intellectuelle et sont mis à la disposition du public en quantité ou qualité insuffisantes ou à des prix anormalement élevés, lorsque la mise en oeuvre du traitement ne peut pas être différée et que l’une des conditions suivantes est remplie : […] »

 

(ii) — Une autre option en vue de permettre au candidat licencié de fabriquer et de commercialiser les médicaments contre la COVID-19, consisterait en ce qu’il obtienne du breveté le savoir-faire correspondant ainsi que tous les documents et données nécessaires afin de déposer et d’obtenir une AMM. Il conviendrait que la loi le prévoit expressément :

CPI, art. L. 613-17 : « Du jour de la publication de l’arrêté qui soumet le brevet au régime de la licence d’office, toute personne qualifiée peut demander au ministre chargé de la propriété industrielle l’octroi d’une licence d’exploitation emportant également communication du savoir-faire correspondant et mise à disposition par le titulaire du brevet de tous les éléments à sa disposition nécessaires à la commercialisation de l’invention. Cette licence est accordée par arrêté dudit ministre à des conditions déterminées, notamment quant à sa durée et son champ d’application, mais à l’exclusion des redevances auxquelles elle donne lieu. […] »

 

 

Elisabeth BERTHET
Docteur en droit, Docteur en pharmacie, Avocat à la cour

Matthieu DHENNE
Docteur en droit, Avocat à la cour

Lionel VIAL
Conseil en propriété industrielle, Mandataire en brevets européens