BrevetsCommentaireT 161/18 : la suffisance de la description à l’épreuve de l’intelligence artificielle – Matthieu Dhenne

28 juin 2020

Dans une décision T 161/18 rendue le 12 mai 2020, la chambre des recours techniques 3.5.05 de l’OEB a confirmé le rejet d’une demande portant sur un réseau de neurones, considérant la description insuffisante en l’absence de précisions sur les données utilisées, de telle sorte qu’en outre le réseau neuronal n’aboutissait à aucun effet technique contribuant à l’activité inventive. Si cette position éclaire davantage sur la lecture de l’exigence de suffisance appliquée à l’intelligence artificielle, il convient néanmoins de ne pas en exagérer la portée.

La demande visait précisément une méthode d’évaluation du débit cardiaque à partir de la pression artérielle fondée sur un réseau de neurones artificiels dont les valeurs des poids étaient déterminées par apprentissage. La division d’examen avait rejeté la demande pour défaut d’activité inventive. La chambre a confirmé ce rejet, mais en proposant une motivation légèrement différente. Elle constate d’abord que la demande contient peu d’indications sur les données d’entrée servant à entraîner le réseau neuronal, se limitant à préciser que lesdites données doivent couvrir un large éventail de patients. Or, selon la chambre, sans savoir quelles données conviennent pour l’apprentissage du réseau, l’homme du métier ne pouvait exécuter l’invention, la divulgation de cette dernière était donc insuffisante (art. 83 CBE). Ensuite, l’homme du métier n’étant pas à même de mettre en œuvre cette invention, le réseau neuronal revendiqué ne pouvait pas non plus engendrer un effet technique de nature à contribuer à l’activité inventive (art. 56 CBE).

Un réseau neuronal, qui constitue une forme d’intelligence artificielle, permet à une machine d’évoluer par un processus systématique et à effectuer des tâches pour lesquelles elle n’a pas été programmée en apprenant avec des données. Deux paramètres sont donc fondamentaux dans un tel réseau : les données sélectionnées à l’entrée puis l’algorithme de corrélation. Difficile de déterminer, de fait, l’importance qualitative de chacun de ces aspects au regard de leur complémentarité au sein du processus d’apprentissage. C’est, pour partie, cette complémentarité qui conduit en l’espèce la chambre à considérer que la seule divulgation de l’algorithme demeure insuffisante pour qu’un homme du métier puisse exécuter l’invention.

Toutefois, si le raisonnement suivi par la chambre précise le cheminement suivi face à des réseaux de neurones, la solution dégagée ne devrait pas, selon nous, revenir à exiger des déposants de fournir systématiquement les données d’entrée. Rappelons qu’en vertu de l’exigence de suffisance la description doit fournir un accès intellectuel à l’invention, sans en garantir nécessairement un accès industriel. Cela signifie qu’il n’est pas question de fournir des détails de réalisation de l’invention, mais seulement de permettre à l’homme du métier de comprendre l’invention, de telle sorte que quelques tâtonnements puisse être nécessaires pour arriver à exécuter puis à reproduire l’enseignement. S’agissant des inventions mises en œuvre par ordinateur, catégorie à laquelle appartiennent les réseaux de neurones, la question de la divulgation a toujours été sensible. On s’interrogea ainsi par le passé sur la nécessité de fournir les lignes de code source, notamment. In fine, la problématique sous-jacente demeure la même qu’il s’agisse de fournir le code source ou les données d’entrée : déterminer si l’invention existe ou si le déposant déborde sur le domaine de la science, trop abstrait, qui doit être distingué du domaine de la technique réservé au droit des brevets. Ainsi, on en revient, comme en l’espèce, au souci du caractère technique de l’invention : l’invention revendiquée est-elle suffisamment concrète pour qu’on puisse considérer qu’elle aboutit à un effet technique ou s’agit-il de revendiquer un droit sur une formule mathématique relevant davantage de la science ?

En l’espèce, la chambre a considéré que les données étaient, dans ce cas précis, nécessaires pour aboutir à l’effet technique. De fait, en présence d’un système d’apprentissage automatique, l’activité inventive repose avant tout dans la capacité à entraîner une machine pour aboutir à un résultat donné. Il convient donc d’expliquer dans la demande comment le réseau de neurones utilise les données pour arriver au résultat. La fourniture même de ces données ne paraît pas, en elle-même, indispensable, à partir du moment où on précise suffisamment comment le réseau de neurones est entraîné. On en arrive finalement à la même conclusion que pour le code source : la description doit expliquer à l’homme du métier comment arriver à l’invention, il ne doit pas fournir l’invention, de telle sorte qu’on peut demander à un programmeur d’écrire un code ou d’entraîner une machine sans donner le code ou les données, ou en en donnant que des bribes. Le réseau de neurones visé en l’espèce était décrit d’une façon très générale, sans précision sur les caractéristiques autorisant son interaction avec les autres caractéristiques revendiquées : aucune indication sur la structure de données en entrée ou encore sur la sortie. Rien de surprenant dès lors à ce que ce réseau ait été jugé inexploitable au regard des éléments fournis.

Il ne faudrait donc pas déduire de la décision T 161/18 que la fourniture des données constitue une exigence sine qua none pour remplir la condition de suffisance l’exposé. En revanche, elle souligne, une nouvelle fois, l’importance de la description dans le domaine de l’informatique, tout en donnant des précisions aux rédacteurs de demandes relatives à de l’intelligence artificielle.

Matthieu Dhenne
Avocat à la Cour
Docteur en Droit
Chercheur à l’Institut Max-Planck pour l’Innovation et la Concurrence

 

Cet article a également été publié sur le blog de l’auteur.