BrevetsCommentaireCondamnation à des dommages-intérêts pour procédure abusive : retournement de situation ? – Sandrine Bouvier-Ravon

30 mai 2020

La question de la condamnation à des dommages-intérêts pour procédure abusive est souvent posée par nos clients, qu’ils soient en demande ou en défense à une action en contrefaçon.

Si l’action en contrefaçon n’aboutit pas, si le titre invoqué est annulé, le demandeur court-il le risque d’être condamné à des dommages-intérêts pour procédure abusive ?

Une fois n’est pas coutume, nous avions l’habitude de faire une réponse tranchée sur ce point : les juges rappellent invariablement que « Le droit d’action ou de défense en justice ne dégénère en abus qu’en cas de malice, mauvaise foi ou erreur grossière, équipollente au dol, de sorte que la condamnation à dommages-intérêts doit se fonder sur la démonstration de l’intention malicieuse et de la conscience d’un acharnement procédural voué à l’échec, sans autre but que de retarder ou de décourager la mise en œuvre par la partie adverse du projet contesté. Le principe du droit d’agir implique que la décision judiciaire de retenir le caractère non fondé des prétentions ne suffit pas à caractériser l’abus de l’exercice du droit » [1].

De son côté, la Cour de Cassation censure les décisions qui prononcent des condamnations pour procédure abusive « par des motifs qui ne suffisent pas à caractériser une faute faisant dégénérer en abus le droit d’agir en justice »[2].

En matière de contrefaçon, lorsque le demandeur à une action en contrefaçon est débouté, il est très rare qu’il soit condamné à payer des dommages-intérêts pour procédure abusive, sous l’invariable motif que le titulaire d’un droit de propriété intellectuelle « a pu se méprendre sur l’étendue de ses droits ».

Et il arrive souvent que nos clients font preuve d’incompréhension face à la sévérité de cette jurisprudence, lorsque, assignés en contrefaçon, ils sont persuadés que l’action en justice à laquelle ils font face n’a été intentée que pour les affaiblir, sur la base d’un brevet qui semble peu inventif.

Lorsque nos clients veulent intenter une action en contrefaçon, nous sommes, sur ce point, plus rassurants : le seul fait que le brevet risque d’être annulé ne rend pas l’action en justice abusive pour autant. Il faut en revanche veiller au bon déroulement de toute la procédure, depuis la rédaction de la lettre préalable de mise en demeure au déroulement de la saisie-contrefaçon, qui doit avoir pour seule finalité l’obtention de la preuve de la contrefaçon.

Toujours est-il que soudain, tel un pavé dans la marre, arrive une décision rendue par la Cour d’Appel de Rouen quelques jours avant le confinement de la France, le 12 mars 2020, qui semble remettre en cause notre belle assurance sur ce sujet.

La Cour d’Appel a en effet condamné les co-titulaires d’un brevet à payer plus de 100.000 € de dommages et intérêts à une société NEXIRA, en réparation d’un préjudice consécutif à une « faute caractérisée », cette mesure ressemblant fortement à une condamnation pour procédure abusive, même si ce n’est pas écrit explicitement.

La société NEXIRA reprochait aux sociétés co-titulaires du brevet, qui avaient été déboutées d’une précédente action en contrefaçon intentée à son encontre devant le Tribunal de Grande Instance de PARIS, de s’être « rendues coupables de dol et de déloyauté alors qu’elles savaient pertinemment que le brevet était nul, ce qui ne les a pas empêchées de diligenter une saisie contrefaçon ».

Précisons ici que par un jugement rendu le 28 mai 2015, le Tribunal de Grande Instance de PARIS avait prononcé la nullité de la partie française du brevet en cause et condamné les sociétés co-titulaires du brevet à payer à la société NEXIRA la somme de 20.000 euros au titre de l’article 700 du Code de Procédure Civile, aux termes de péripéties procédurales sur lesquelles nous ne reviendrons pas ici.

Or, rappelant que « le demandeur peut se méprendre sur l’étendue de ses droits », la jurisprudence refuse en général de se pencher sur la question de savoir si le demandeur « savait pertinemment que son brevet était nul », selon la formule de la Cour d’Appel de Rouen, ou même si le brevet avait des risques d’être annulé.

On la comprend : comment apprécier statistiquement les chances de succès d’une demande en nullité de brevet ? Comment le titulaire d’un brevet peut-il « savoir pertinemment » que son brevet est nul ? Ces interrogations emportent en effet des réponses très subjectives, dans un domaine où la subjectivité a déjà une grande place …

Il existe des cas où, bien sûr, le demandeur sait que son brevet est faible : le rapport de recherche est fourni, il a connaissance d’une divulgation antérieure, il a bataillé ferme pour obtenir la délivrance de son titre. Mais il n’empêche que la jurisprudence française fait sienne l’adage selon lequel « foi est due au titre ».

C’est en cela que la décision commentée de la Cour d’Appel de Rouen est surprenante. Pour faire droit à la demande de dommages-intérêts formée par la société NEXIRA, la Cour d’Appel de Rouen, dont il convient de rappeler qu’elle n’est pas compétente rationae materiae pour se prononcer en matière de brevet d’invention, se penche sur les moyens retenus par le Tribunal de Grande Instance de PARIS pour annuler le brevet en cause.

Selon la cour, le Tribunal a, dans sa décision de nullité, pris en compte « l’extension de l’intervalle de rayon de giration RMS figurant dans la revendication 1 du brevet EP 159 alors qu’il ne figurait pas dans la revendication 1 de la demande internationale », et a compris que « cet ajout … a justifié « la nullité »» ajoutant même que la nullité n’a « pu échapper à des sociétés agissant dans le secteur concerné ».

Le moyen de nullité retenu par le Tribunal de Grande Instance de Paris, était l’extension de l’objet du brevet au-delà de sa demande initiale (article 138. 1. c de la CBE).

L’examen de ce moyen requiert une analyse détaillée de la matière ajoutée par le titulaire du brevet dans le brevet tel que délivré, par rapport à la demande telle que déposée ; en l’espèce, l’indication de l’intervalle de rayon de giration RMS ne figurait pas dans la revendication 1 de la demande de brevet. En revanche, la description de la demande telle que déposée présentait des exemples dans lesquels la valeur de giration est comprise dans l’intervalle visé par la revendication 1. Ainsi, selon les brevetées, il était possible de généraliser, en partant d’un exemple, un intervalle de valeur pour l’insérer dans la revendication 1 du brevet tel que délivré.

L’Office Européen des brevets avait d’ailleurs délivré le brevet, sans que l’on ne sache s’il avait examiné le grief de l’extension.

Pour annuler le brevet, le Tribunal s’est livré à une analyse technique détaillée, estimant que la généralisation de l’intervalle de rayon de giration obtenue lors d’exemples à toute gomme arabique, constituait une généralisation intermédiaire non admissible, dans la mesure où elle ne résultait pas « des informations non ambiguës que l’homme du métier tirerait de la lecture de l’exemple et du contenu de la demande telle que déposée ». Il n’apparaît pas, à la lecture de cette motivation, que la nullité prononcée était si évidente…

Il est donc assez inquiétant que la cour d’Appel de Rouen ait, de son côté, reproché aux titulaires du brevet d’avoir invoqué, dans les lettres de mise en demeure et à l’appui de leurs saisies-contrefaçon, un brevet qu’elles « savaient …nul ».

La lecture de l’arrêt de la Cour d’Appel de Rouen montre que cette dernière a reproché aux titulaires du brevet d’avoir fait délivrer une assignation en contrefaçon (qui a d’ailleurs été ultérieurement annulée) alors qu’elles avaient déjà été assignées par la société NEXIRA en nullité du brevet, ce qui est pourtant classique. La Cour relève par ailleurs que les sociétés titulaires du brevet n’ont pas agi de bonne foi au motif peu compréhensible qu’elles ont indiqué au Juge ayant autorisé les saisies-contrefaçons que « le fait que la société Nexira ait engagé une action en nullité (…) a conforté ces dernières dans leurs doutes quant au fait que la société Nexira contrefaisait son brevet (…) ».

La Cour d’Appel de Rouen aurait-elle voulu sanctionner l’attitude de sociétés japonaises et anglaises, faisant manifestement partie d’un grand groupe international, ayant menacé une société française ayant son siège à Rouen, la conduisant à engager des dépenses importantes pour se défendre ?

Il est vrai que certains de nos clients se sentent parfois un peu « David » contre « Goliath », en particulier lorsqu’il s’agit de jeunes sociétés qui peuvent être assignées en contrefaçon de brevet par de grands groupes internationaux, alors même que le brevet paraît faible et la contrefaçon, loin d’être évidente… Ces sociétés souffrent d’être affaiblies par ces actions judiciaires, et ont du mal à comprendre que les juges refusent de leur allouer des dommages-intérêts pour « procédure abusive », et cette tendance pourrait s’alourdir lorsque la nouvelle Juridiction Unitaire des Brevets sera effective.

En attendant, il serait étonnant que les juridictions parisiennes suivent la voie ouverte par la Cour d’Appel de Rouen.

 

Sandrine BOUVIER-RAVON
Avocate associée, Cabinet COUSIN & ASSOCIES

 

 

[1] Voir par exemple CA Montpelier, 28 mai 2019, RG 16/05814.

[2] Voir par exemple C. Cass., Chambre civile 3e, 27 janvier 2015, 13-25.305.

 

Les opinions exprimées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas la position de l’Institut.