ActualitésCommentaireJuridiqueMarquesEntre garantie d’identité d’origine et innovation technique : l’affirmation d’une incompatibilité par le Tribunal de l’Union européenne – Clara Grudler

6 novembre 2019

Après une procédure mouvementée devant l’EUIPO puis devant la juridiction communautaire, le Tribunal de l’Union européenne a annulé ce 24 octobre la  marque de l’Union européenne de la société Rubik’s Brand portant sur le fameux Rubik’s Cube (1). La concurrente de cette dernière, la société Simba Toys GmbH, avait réclamé l’annulation de ladite marque tridimensionnelle dès 2006, au motif que le signe en cause est constitué exclusivement de la forme nécessaire à l’obtention d’un résultat technique. En effet, le résultat technique recherché consiste à faire pivoter les bandes verticales et horizontales du cube, afin d’obtenir trois carrés consécutifs de même couleur.

 

 

Malgré les capacités de rotation du produit, l’EUIPO avait estimé que la représentation graphique de la marque, consistant en trois vues d’un cube de 3 x 3 x 3, dans lequel chaque carré est séparé des carrés voisins par un contour noir, ne suggérait aucune fonction particulière. Cette analyse conforme à la première décision de la division d’annulation a été confirmée par le TUE, lequel estimait que les caractéristiques essentielles du Rubik’s Cube ne répondaient pas à une fonction technique du produit en cause. La capacité de rotation du produit résultant de mécanismes internes et invisibles, le Tribunal en avait conclu que cette dimension technique ne saurait compter au titre des caractéristiques essentielles de la marque tridimensionnelle. Cependant, la Cour de Justice est venue infirmer cette analyse, au motif que les caractéristiques essentielles d’une forme doivent être appréciées au regard de la fonction technique du produit concerné. Le TUE aurait donc dû définir la fonction technique du produit dans son évaluation de la fonctionnalité des caractéristiques essentielles du signe.

 

L’affaire fut donc renvoyée devant la chambre des recours de l’EUIPO, qui a confirmé cette fois-ci l’analyse de la Cour et annulé en conséquence la marque litigieuse. Un nouveau recours fut introduit par la société Rubik’s Brand devant le TUE.

 

Est-il possible de concilier l’impératif de garantie d’identité d’origine du produit propre au droit des marques, avec l’innovation technique relevant du droit des brevets ? Ces logiques semblent s’exclure mutuellement : l’arbitraire de la forme tridimensionnelle de la marque va être affecté par la fonctionnalité du produit, déterminant ainsi sa présentation. Cela induira nécessairement une standardisation de la forme du produit du fait de ses spécificités techniques, dont découlera un monopole injustifié de l’entreprise en cause sur le marché.

 

Ce monopole serait particulièrement dommageable pour la concurrence, puisque susceptible d’éternels renouvellements décennaux. En effet, cette situation pourrait dégénérer en abus de position dominante, dans la mesure où ce monopole illégitime pourrait permettre à l’entreprise détenant les droits de propriété intellectuelle de faire obstacle à une concurrence effective en multipliant les comportements indépendants vis-à-vis de ses concurrents, de ses clients, et in fine, des consommateurs.

 

Monopole illégitime puisque contrariant la logique sous-tendant l’octroi d’un droit de propriété intellectuelle : récompenser un investissement par un monopole temporaire, la durée et l’étendue de cette récompense dépendant de la nature et de la portée de l’innovation ou de la création. En effet, tout régime économique moderne implique des sanctions, dans les deux sens du mot, récompense et punition. En 1962, Raymond Aron pointait cette nécessité et expliquait comment favoriser l’incitation à produire en suscitant une proportionnalité entre l’effort et le rendement de l’entrepreneur (2).

 

En l’espèce, il s’agit de récompenser un investissement, certes. Mais faut-il privilégier la dimension technique ou l’aspect commercial du produit en cause ?

Le droit des brevets paraît adapté puisque nous sommes manifestement en présence d’une création d’ordre technique. En outre, il convient de rappeler l’existence d’un brevet hongrois déposé par Erno Rubik en 1975 sur son fameux Cube. Ce brevet a expiré, sans qu’une demande de brevet international n’ait été engagée. Par conséquent, le Rubik’s Cube ne bénéficie plus d’une protection à ce titre, et ne pourra plus bénéficier d’une telle protection à l’avenir (la condition de nouveauté ne pouvant plus, évidemment, être remplie).

 

Il est intéressant de noter que les exploitants du Rubik’s Cube ont également tenté de se prévaloir, sans succès, de droits d’auteurs sur la célèbre création d’Erno Rubik. En 2012, le TGI de Paris a estimé que les droits d’auteur ne sont pas non plus opposables aux tiers car “le choix d’associer une forme cubique à 6 couleurs très répandues ne démontre en rien l’empreinte de la personnalité de l’auteur et ne saurait conférer au Rubik’s cube une originalité le rendant protégeable au titre du droit d’auteur” (3).

 

Dans le cadre de ce litige devant le TGI de Paris, était également remise en question la validité d’une marque française et de deux marques communautaires portant sur le Rubik’s Cube.

 

Cependant, le TGI avait conclu à la distinctivité des marques tridimensionnelles. Il était notamment relevé que la forme de ces dernières n’était pas imposée par la nature ou la fonction du produit, dans la mesure où d’autres formes auraient permis

 

d’aboutir au même résultat technique. Nous restons sceptique devant une telle argumentation, puisque la Cour de Justice avait en effet consacré l’abandon de la théorie de la multiplicité des formes en droit des marques, dix ans auparavant, dans son célèbre arrêt Philips.

 

Le TGI a également estimé que les marques étaient largement utilisées par la société exploitante, de sorte que le signe était largement connu du grand public, ce qui renforce le caractère distinctif desdites marques. Le TGI semblait donc reconnaître la distinctivité des marques litigieuses en raisonnant en termes de notoriété et d’acquisition de la distinctivité par l’usage, analyse qui paraît déjà plus convaincante mais malheureusement non développée par la juridiction française dans cette décision.

 

En somme, l’affaire du Rubik’s Cube dénote un détournement des objectifs des droits de propriété intellectuelle, puisque les entreprises ont la nette tendance à s’engager dans une course à l’acquisition de tels droits afin de les cumuler sur le même objet. Et ce, parfois au détriment du maintien d’une concurrence effective.

 

Par sa dernière décision du 24 octobre, le Tribunal a tranché cette question du cumul de droits en estimant que le signe en cause ne peut remplir sa fonction essentielle de garantie d’identité d’origine, du fait du caractère fonctionnel du produit en cause.

 

Face au Tribunal, la société Rubik’s Brand fondait sa défense, d’une part, sur le fait que les caractéristiques essentielles du produit n’auraient pas été correctement déterminées, d’autre part, sur le fait que d’autres formes auraient permis d’assurer le même résultat technique, soutenant que les fonctionnalités du Rubik’s Cube n’avaient pas dicté sa forme. Le signe en cause serait donc propre à permettre une identification par le consommateur de la provenance commerciale du produit. La requérante soutenait notamment que la structure en grille constituait avant tout un élément ornemental et fantaisiste, qui jouait à ce titre un rôle important dans la forme en cause en tant qu’indicateur d’origine.

 

Le Tribunal rejette ces deux arguments de la société Rubik’s Brand.

 

Dans un premier temps, le TUE relève que les caractéristiques essentielles de la marque contestée sont limitées à la forme globale du cube, d’une part, et aux lignes noires et petits carrés sur chaque face du cube, d’autre part. Il est précisé que ces caractéristiques essentielles représentent les éléments constitutifs de la forme elle-même, c’est-à-dire les éléments qui sont eux-mêmes de  nature tridimensionnelle ou qui définissent les contours de la forme tridimensionnelle, à la différence de toute autre caractéristique de la marque contestée.

 

Or, la caractéristique essentielle consistant en des lignes noires entrecroisées sur chacune des faces du cube est nécessaire à l’obtention du résultat technique recherché, dans la mesure où il s’agit d’une séparation physique entre les différents petits cubes. Cette séparation permet la rotation des différentes rangées de cubes grâce au mécanisme situé au centre du cube. Sans cette séparation physique, le cube dans sa forme globale ne serait donc qu’un bloc solide, ne comportant aucun élément individuel pouvant être déplacé de manière indépendante.

 

Dans un second temps, le TUE rejette l’argument de la requérante, qui se prévalait de l’existence de formes géométriques alternatives permettant d’obtenir le même résultat technique. En effet, depuis la jurisprudence Philips de 2002, il est indifférent qu’il existe des formes alternatives permettant d’obtenir le même résultat technique, dans le cadre de l’examen de la fonctionnalité des caractéristiques essentielles d’une forme (4).

 

Par conséquent, dès lors que les deux caractéristiques essentielles de la marque contestée sont nécessaires à l’obtention du résultat technique recherché par le produit concret concerné, la marque en cause tombe dans le champ du motif absolu d’annulation des formes fonctionnelles.

 

Il est intéressant de noter la dimension résolument téléologique du Tribunal dans son analyse. En effet, la juridiction de l’Union rappelle que, dans le système des droits de propriété intellectuelle européen, les solutions techniques sont seulement susceptibles de faire l’objet d’une protection de durée limitée. De la sorte, ces dernières peuvent être librement utilisées par la suite par l’ensemble des opérateurs économiques. Dans son arrêt Lego de 2010, la Cour de Justice précisait déjà que lorsque la forme d’un produit ne fait qu’incorporer la solution technique mise au point par le fabricant de ce produit et brevetée à sa demande, une protection de cette forme en tant que marque après l’expiration du brevet réduirait considérablement et perpétuellement la possibilité pour les autres entreprises d’utiliser ladite solution technique (5). Dans ce contexte, l’enregistrement d’une forme en tant que marque est susceptible de permettre au titulaire de cette marque d’interdire aux autres entreprises non seulement l’utilisation de la même forme, mais aussi l’utilisation de formes similaires, risquant de rendre inutilisables un nombre important de formes alternatives pour les concurrents du titulaire.

 

Par cette décision, le TUE refuse l’instrumentalisation des droits de propriété intellectuelle. En filigrane, sont également rappelés les objectifs poursuivis par l’Union européenne, à savoir limiter les entraves à la libre circulation des marchandises au sein du marché intérieur, en accordant des monopoles circonscrits et justifiés aux entreprises.

 

Comme le relevait déjà John Stuart Mill au XIXe siècle dans son ouvrage On Liberty, le commerce relève des actes sociaux. Ainsi, quiconque s’attache à commercer se livre à une activité affectant l’intérêt d’autrui, et celui de la société en général ; c’est pourquoi le commerce relève de la juridiction de la société et est guidé par des impératifs d’intérêt général.

 

A ce titre, il convient de rappeler que, si l’article 36 du TFUE intègre la protection de la propriété industrielle et commerciale en tant que motif justifiant la restriction à la libre circulation des marchandises, la jurisprudence de la CJUE s’est toujours attachée à affirmer que cette exception aux libertés de circulation est d’interprétation stricte.

 

Clara Grudler
Juriste et étudiante à La Sorbonne

 

 

 

 

  1. TUE, 24 octobre 2019, Rubik’s Brand Ltd/EUIPO et Simba Toys GmbH et Co, T‑601/1
  2. Raymond Aron, “Dix-huit leçons sur la société industrielle”, Editions Gallimard, Collection Folio Essais, p. 207
  3. TGI Paris, 6 juillet 2012, 3e ch., 3e sect., n° 11/00091
  4. CJUE, 18 juin 2002, Philips, C‑299/99, points 81 à 83 ; CJUE, 14 septembre 2010, Lego Juris/OHMI, C‑48/09 P, points 53 et 58
  5. Arrêt précité, CJUE, 14 septembre 2010, Lego Juris/OHMI, C‑48/09 P, point 46

 

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