BrevetsCommentaireDessins & ModèlesMarquesL’affaire Gömböc, ou les déboires de la protection des marques tridimensionnelles – Clara Grudler

29 juin 2020

Le 23 avril 2020, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu une décision particulièrement éclairante sur les notions de « forme du produit nécessaire à l’obtention du résultat technique » et de « forme qui donne une valeur substantielle au produit » (1). Il s’agit de motifs de refus ou de nullité d’une marque tridimensionnelle, dont la CJUE s’attache à préciser les contours depuis quelques années.

Dans ses arrêts Philips (2), Lego (3) et Rubik’s Cube (4), le juge européen avait examiné la question de la fonctionnalité de la forme, et en avait conclu à la nullité des marques tridimensionnelles revendiquées par les titulaires. Dans son arrêt Hauck (5), le juge avait procédé à un examen du concept de la forme conférant une valeur substantielle au produit. Suite à son analyse, le juge avait rejeté la demande de marque tridimensionnelle portant sur le modèle de chaise Tripp Trapp. La CJUE s’est servie de l’interprétation donnée de la législation européenne, dans le cadre des décisions précitées, comme fil conducteur du présent arrêt Gömböc.

Dans cette affaire, la société Gömböc Kft. a déposé une demande d’enregistrement d’un signe tridimensionnel en tant que marque. Cette demande de marque visait la classe 14 pour des articles de décoration, la classe 21 pour des articles de décoration de cristal, et la classe 28 pour des jouets. L’Office hongrois de propriété intellectuelle a rejeté cette demande de marque au motif que la forme est dictée par la fonction technique de l’objet, et que la forme donne une valeur substantielle au produit au sens de la législation nationale en matière de droit des marques. Gömböc Kft. a contesté cette décision de refus à deux reprises, et a été déboutée en première et en seconde instance.

Saisie dans le cadre d’un renvoi, la Cour suprême hongroise a sursis à statuer afin de poser trois questions préjudicielles à la CJUE. Ces questions portent sur l’interprétation de l’article 3 de la directive 2008/95 rapprochant les législations des États membres sur les marques.

La première question consiste à savoir si l’examen de la fonctionnalité d’une forme doit uniquement être appréciée à l’aune de la représentation graphique du signe, ou si la perception du public pertinent peut également être prise en compte. La deuxième question vise à déterminer si le motif relatif à la forme conférant une valeur substantielle au produit doit être appliqué en prenant en compte la perception ou la connaissance de l’acheteur. La dernière question porte sur le fait de savoir si le motif de refus tenant à la forme conférant une valeur substantielle au produit, peut s’appliquer si l’apparence de celui-ci présente un caractère individuel et est protégée en tant que telle au titre du droit des dessins ou modèles. Dans le cadre de cette dernière question, la juridiction nationale souhaitait également savoir si la seule apparence esthétique du produit lui donne une valeur quelconque, ce qui justifierait l’application du motif de nullité relatif à la forme donnant une valeur substantielle au produit.

Par cette décision, la Cour de justice confirme sa vision restrictive de la protection des signes tridimensionnels. Cette protection s’avère délicate, puisque soumise à de multiples motifs de refus d’enregistrement ou de nullité (I). Les réponses apportées par le juge européen à la juridiction hongroise apportent des précisions sur l’articulation entre les différents régimes de droit de la propriété intellectuelle. En particulier, la Cour confère une autonomie de plus en plus importante aux différents régimes de droit. Cela explique la distinction stricte effectuée entre le régime du droit de marque et du droit des dessins ou modèles (II).

 

I. Une protection délicate des marques tridimensionnelles : entre fonction technique et valeur substantielle

 

La CJUE a estimé les éléments d’information permettant d’établir la fonctionnalité du produit doivent reposer sur des sources objectives et fiables, ce qui exclut la perception du public pertinent. Néanmoins, ces éléments peuvent comprendre d’autres sources que la seule représentation graphique du signe (A).

Le juge a également considéré que le motif de refus tenant à la forme donnant une valeur substantielle au produit, peut s’appliquer si la perception ou la connaissance, par le public pertinent, du signe en cause, a objectivement causé l’acte d’achat du produit marqué. Cela revient à procéder par recours à un faisceau d’indices afin d’apprécier une valeur substantielle du produit (B).

 

A) L’horizon dépassable de la représentation graphique pour l’appréciation de la fonctionnalité du produit

Dès le XVIIIe siècle, Adam Smith a admis que la proportion des choses nécessaires et commodes à la vie est « notamment déterminée par l’habileté, la dextérité et l’intelligence qu’on y apporte généralement dans l’application du travail » (6). Cette conception institue le droit de propriété en tant que droit naturel est à l’origine du libéralisme moderne. En effet, chaque personne fait sa propriété de toute chose qu’il a fait sortir de l’état de nature et à laquelle il a mêlé son travail, dans la mesure où aucune autre personne ne peut légitimement posséder de droit sur la chose brute, devenue ouvrage de l’Homme (7). Cependant, dans un environnement international devenu ultra-compétitif, une régulation du comportement des opérateurs économiques s’est avérée nécessaire. La généralisation du recours au système de la propriété intellectuelle pour protéger les différents aspects des biens intellectuels, appelle une définition claire des notions-cadres. D’où la multiplication des questions préjudicielles en interprétation adressées au juge européen, dont celles émises par la Cour suprême hongroise dans le cadre de l’affaire Gömböc.

Dans sa décision, la Cour de justice a commencé par rappeler l’objectif du motif de refus relatif à la forme du produit nécessaire à l’obtention du résultat technique. Ce motif vise en effet à éviter que la protection conférée par le système du droit des marques ne s’étende indûment, au-delà des signes identifiant l’origine des produits et services marqués par rapport à ceux des concurrents, pour constituer un obstacle à l’offre libre de produits incorporant les caractéristiques utilitaires réservées.

Dès son arrêt Philips, la CJUE expliquait que l’enregistrement d’une forme exclusivement fonctionnelle en tant que marque pourrait permettre au titulaire d’interdire aux autres entreprises l’utilisation de cette même forme, mais également l’utilisation de formes similaires (8). L’objectif est donc d’empêcher que le droit de marque ne conduise à octroyer un monopole à une entreprise sur des solutions techniques ou des caractéristiques utilitaires d’un produit, qui seraient susceptibles d’être recherchées par l’utilisateur dans les produits concurrents.

Le juge européen a estimé que cette analyse vaut pour le cas d’espèce, dans la mesure où celui-ci a pris en compte l’examen effectué par l’Office hongrois. Ce dernier avait considéré que la solution incorporée dans la forme de produit est celle qui est techniquement préférable pour la catégorie de produits concernée. En effet, le fameux Gömböc représente « un objet homogène conçu selon deux plans de symétrie perpendiculaires l’un par rapport à l’autre et constitué de sept faces lisses ainsi que d’arêtes séparant ces faces », « un objet mono-monostatique convexe et fabriqué à partir d’un matériau homogène, qui comprend un seul point d’équilibre stable et un seul point d’équilibre instable, c’est-à-dire deux points d’équilibre au total, et dont la forme elle-même garantit que ledit objet reviendra toujours à sa position d’équilibre » (9).

L’Office a estimé qu’en raison de sa conception externe et du matériau homogène utilisé, l’objet va toujours revenir à sa position d’équilibre. Selon l’Office, la forme de cet objet sert, dans son intégralité, à atteindre l’objectif technique consistant pour celui-ci à toujours se remettre d’aplomb.

Par référence à sa décision Lego, la CJUE a affirmé que la perception présumée du signe par le public pertinent n’est pas un élément décisif concernant l’application du motif de refus lié à la fonctionnalité du produit. Cependant, cet élément d’appréciation peut être qualifié d’utile lors de l’identification des caractéristiques essentielles du signe (10).

Dans l’arrêt étudié, le juge a précisé que les informations relatives à la connaissance des fonctions techniques par le public pertinent vont nécessairement intégrer des éléments subjectifs. Or, cette subjectivité peut être source d’incertitudes concernant l’étendue et l’exactitude des connaissances du public pertinent. Ces failles seraient susceptibles de porter atteinte à l’objectif poursuivi par la prohibition de l’enregistrement, à titre de marque, de la forme du produit nécessaire à l’obtention d’un résultat technique.

Cette position du juge est pertinente, dans la mesure où l’appréciation de la fonctionnalité du produit diffère de l’appréciation de la distinctivité. Le caractère distinctif acquis par l’usage peut être établi par la perception du consommateur d’attention moyenne. Toutefois, il est impossible de surmonter le motif de refus ou de nullité tenant à la forme nécessaire à l’obtention d’un résultat technique (ou à la forme donnant une valeur substantielle au produit), en démontrant l’acquisition de la distinctivité par l’usage du signe (11).

L’appréciation de la fonctionnalité des signes de forme résulte, aux termes d’une jurisprudence constante de la Cour de justice (notamment de son arrêt Hauck précité), d’une appréciation in abstracto effectuée par le juge. Lorsque de tels motifs de refus sont susceptibles d’être allégués, il est nécessaire de procéder à un examen préalable du signe au regard des dispositions afférentes (soit l’article 7, paragraphe 1, point e), du RMUE). Les résultats de cette analyse conditionnent l’examen de l’éventuelle acquisition de la distinctivité par l’usage (12). Comme le précise l’EUIPO, les dispositions relatives à l’acquisition de la distinctivité par l’usage ne s’appliquent pas aux signes de forme, que cette forme ou une autre caractéristique particulière puisse réellement être distinctive ou non sur le marché (13).

Dans l’arrêt Gömböc, la CJUE a indiqué que des éléments d’information, autres que la seule représentation graphique du signe, peuvent être utilisés aux fins d’identifier les caractéristiques essentielles dudit signe. Toutefois, ces éléments d’information qui ne proviendraient pas de la représentation graphique doivent tout de même être issus de sources objectives et fiables. Il est donc cohérent, au vu de la jurisprudence antérieure de la Cour, que le juge ait estimé que ces éléments d’information ne peuvent inclure la perception du public pertinent.

 

B) Le recours au faisceau d’indices pour l’appréciation d’une valeur substantielle du produit

Par la suite, la Cour de justice a expliqué que le motif de refus relatif à la forme donnant une valeur substantielle au produit doit reposer sur une analyse objective. Cette analyse est destinée à démontrer que la forme dont il est question exerce, du fait de ses caractéristiques particulières, une influence si importante sur l’attractivité du produit, que la réservation de ce bénéfice à une entreprise unique aurait pour conséquence de fausser les conditions de la concurrence sur le marché pertinent. Pour l’application de ce motif de refus, il est requis que des éléments objectifs et fiables prouvent que le choix d’achat des consommateurs est déterminé par une ou plusieurs caractéristiques de la forme en cause.

La Cour a également précisé que les caractéristiques qui ne sont pas liées à la forme du produit, comme la notoriété ou les qualités techniques de celle-ci, ne sont pas pertinentes et ne constituent donc pas de tels éléments objectifs et fiables. Il est intéressant de noter que le juge s’est référé à son précédent arrêt Hauck, pour déterminer dans quelle mesure la perception du signe par le public pertinent doit être prise en compte dans le cadre de l’analyse précitée (14).

Dans le cas d’espèce, l’Office hongrois avait estimé que le signe demandé à l’enregistrement était exclusivement constitué par une forme qui représente un symbole tangible résultant d’une découverte mathématique. Cette circonstance particulière rendait la forme en question spéciale et frappante, ce qui explique que l’Office ait qualifié cette dernière de caractéristique essentielle. Il y avait donc lieu d’examiner si la forme en question confère, en raison de cette circonstance, une valeur substantielle au produit.

Au point suivant, le juge précise que l’application de ce motif de refus n’est pas écartée du fait que la caractéristique ne concerne pas directement les mérites esthétiques de la forme. Il résulte d’une jurisprudence constante de la CJUE que ce motif n’est pas limité à la forme des produits possédant exclusivement une valeur artistique ou ornementale. En effet, cette limitation risquerait d’exclure certains produits présentant des caractéristiques fonctionnelles essentielles, en plus d’éléments esthétiques d’importance (15).

En conséquence, la CJUE a considéré que ce motif de refus doit être appuyé par une pluralité d’éléments objectifs et fiables. La perception ou la connaissance du produit marqué par le public pertinent peut être prise en compte, mais uniquement pour identifier les caractéristiques essentielles de la forme. Afin d’appliquer le motif de refus à proprement parler, il est nécessaire de procéder par un faisceau d’indices. Celui-ci permettrait de prouver que le choix des consommateurs d’acheter le produit marqué est déterminé par la caractéristique en cause.

 

 

II. L’impact en matière de cumul de droits : vers une autonomisation des régimes du droit des dessins ou modèles et du droit de marque

 

Par cette décision Gömböc, la Cour de justice a confirmé que le système européen de droit de la propriété intellectuelle permet aux titulaires de recourir à la technique du cumul de droits sur un bien intellectuel unique.

Cependant, le juge a estimé que la condition du caractère individuel, en droit des dessins ou modèles, ne se confond pas avec l’appréciation du motif de refus relatif à la forme donnant une valeur substantielle au produit, en droit des marques (A). Cette considération a conduit le juge à délimiter plus clairement le périmètre de protection entre les différents droits de propriété intellectuelle (B).

 

A) Une absence de confusion entre le critère du caractère individuel du modèle et l’appréciation d’une valeur substantielle du signe

La troisième question préjudicielle posée à la CJUE concerne l’articulation entre le régime du droit des marques et celui du droit des dessins ou modèles. En effet, la Cour suprême hongroise s’est interrogée sur le fait de savoir si le motif de refus relatif à la forme du produit lui donnant une valeur substantielle, doit systématiquement être appliqué lorsque l’apparence dudit produit est déjà protégée par un droit de dessin ou modèle.

Dans un premier temps, la Cour a rappelé que l’objectif de ce motif de refus est d’éviter que le droit de marque, exclusif et potentiellement permanent, puisse servir à perpétuer d’autres droits que le législateur a voulu soumettre à des délais de péremption. Une telle explication avait déjà été fournie par le juge européen dans le cadre de sa décision Hauck, à laquelle la Cour se réfère expressément dans le présent arrêt (16).

Il s’agit donc de prévenir tout abus de droit, perpétré par les titulaires au travers de la technique du cumul de droits. Cette théorie de l’abus de droit, systématisée par la doctrine et notamment par Josserand, consiste dans l’utilisation d’un droit pour une finalité qui n’est pas la sienne (17). Chaque droit de propriété intellectuelle a été institué selon une finalité propre, et afin de répondre à une fonction sociale spécifique. Par conséquent, l’usage d’un droit pour servir la finalité d’un autre, cause un détournement du système du droit de la propriété intellectuelle (18). Raymond Aron a expliqué que l’esprit de calcul est utile à la civilisation industrielle, dans la mesure où s’y joignent l’esprit de science et l’esprit d’innovation (19). Les acteurs économiques ont saisis cette logique. La généralisation du recours à la technique du cumul de droits par les titulaires peut aboutir à ce que le droit de marque devienne le « véhicule d’un abus de droit » (20).

Pour autant, le juge a précisé au point suivant que cet objectif de prévention de l’abus de droit n’exclut pas que plusieurs titres de protection juridique puissent coexister sur le même objet de propriété intellectuelle. Une superposition de droits est possible, pour autant que les conditions propres à chaque régime soient remplies.

Dans le cadre de l’arrêt Cofemel, la Cour avait déjà apporté un éclairage sur l’articulation entre le droit d’auteur et le droit des dessins ou modèles. Dans cet arrêt, le juge avait estimé que la protection cumulative sur le fondement des deux droits ne pouvait être envisagée que dans certaines situations, justement pour éviter de porter atteinte aux finalités et à l’effectivité des deux types de protection (21).

Cette solution se révèle transposable au présent arrêt, et donc, aux relations entre le droit de marque et le droit des dessins ou modèles. En effet, la Cour a précisé que l’appréciation du caractère individuel d’un dessin ou modèle, et l’analyse tendant à déterminer si la forme en cause confère une valeur substantielle au produit, diffèrent.

Le juge a également expliqué que ce motif de refus peut résulter d’éléments autres que la forme du produit ayant une valeur artistique ou ornementale. Ces éléments peuvent relever du mode de fabrication du produit, de sa conception, de ses matières, ou de l’identité du créateur. Selon la Cour, une valeur substantielle peut, potentiellement, comporter l’apparence du produit. Cependant, une valeur substantielle s’étend au-delà de cette seule apparence, et son appréciation doit prendre en considération d’autres éléments. Par conséquent, le juge a considéré que ce motif de refus, propre au droit des marques, ne doit pas systématiquement s’appliquer dans l’hypothèse où l’objet en cause bénéficie d’une protection par le droit des dessins ou modèles. En distinguant les deux régimes au sein même de la propriété industrielle, le juge contribue à conférer une autonomie et une identité à chaque droit de propriété intellectuelle.

 

B) Une incitation à la délimitation claire du périmètre de protection des droits

La Cour de justice a reconnu que le même objet peut constituer à la fois l’apparence d’un produit, protégeable par le droit des dessins ou modèles, et un signe distinctif constitué par la forme de ce produit, protégeable par le droit des marques. Cependant, aucune voie d’articulation entre les régimes de droits n’a été prévue par le législateur européen, et le juge n’en a pas davantage consacrée.

Au contraire, dans l’arrêt étudié, la Cour maintient volontairement ce défaut d’articulation. En effet, le juge a expliqué que les règles relatives au droit des marques et celles relatives au droit des dessins ou modèles « sont indépendantes, sans qu’il puisse être considéré qu’il y ait une quelconque hiérarchie entre ces règles » (22).

Cette circonstance n’a pas empêché le juge de se référer à l’article 16 de la directive 98/71 pour justifier le recours des titulaires au cumul de droits. Ces dispositions prévoient que le régime du droit des dessins ou modèles s’applique sans préjudice du régime du droit des marques. Toutefois, la Cour procède, un peu plus loin, à une nette distinction entre les deux régimes. Cette distinction passe par le rappel de la définition du caractère individuel du dessin ou modèle, qui se différencie de l’analyse à mener pour l’appréciation de la forme donnant au produit une valeur substantielle.

Ce cheminement du juge fait penser, une fois encore, à l’argumentaire développé par la Cour dans l’affaire Cofemel. Dans cette décision, le juge avait d’abord relevé les dispositions de l’article 17§2 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui précisent que la propriété intellectuelle est protégée. Néanmoins, le juge a expliqué au point suivant que, si les objets constituant une propriété intellectuelle bénéficient d’une protection au titre du droit de l’Union, ces objets ne doivent pas tous bénéficier d’une protection identique (23).

En effet, le droit dérivé de l’Union a prévu différents régimes ayant pour objectif d’assurer la protection de la propriété intellectuelle. Cette protection se réalise au travers de conditions, de finalités et d’objets différents. Tout comme les œuvres protégées au titre du droit d’auteur sur le fondement de la directive 2001/29 se distinguent des apparences de produits protégées par le droit des dessins ou modèles au titre de la directive 98/71 (24), ces dernières se distinguent des signes distinctifs protégés par le droit des marques au titre de la directive 2008/95 (et des directives et règlements modificatifs ultérieurs).

Cela explique que la Cour de justice ait considéré que le motif de refus tenant à la forme donnant une valeur substantielle au produit, ne doit pas être systématiquement appliqué au signe bénéficiant d’une protection par le droit des dessins ou modèles. Par cette décision Gömböc, le juge accentue son incitation à délimiter plus strictement l’étendue de chaque régime de droit. Ce mouvement, initié par la Cour de justice, vise à prévenir certains montages des titulaires susceptibles de donner lieu à des abus.

 

 

En 1958, Hannah Arendt a expliqué que les œuvres (celles-ci étant entendues au sens d’ « ouvrages ») sont des objets d’usage dont l’utilisation ne cause pas la disparition. En ce sens, l’usage auquel les œuvres se prêtent donnent à l’artifice humain la stabilité, la solidité qui, seules, lui permettent d’héberger cette instable et mortelle créature, l’homme (25). Ultérieurement, le législateur puis le juge européen se sont attachés à distinguer les différentes catégories d’ouvrages, selon le droit de propriété intellectuelle apte à couvrir la création esthétique.

À cet égard, l’arrêt Gömböc s’ancre dans une lignée de décisions de la CJUE ayant pour objectif de cerner les contours de chaque droit de propriété intellectuelle par rapport aux autres. Il est donc logique que la Cour soit amenée à interpréter les motifs de refus propres au droit des marques. Cela permet de mieux saisir la portée de la protection offerte par ce droit. Mais il est également intéressant que le juge ait été conduit à interpréter les relations entre le droit de marque et le droit des dessins ou modèles, lorsque les motifs de refus d’enregistrement d’un droit viennent se heurter à l’appréciation des conditions de validité d’un autre.

Sans nul doute, la décision Gömböc donnera lieu à d’autres arrêts impliquant une telle confrontation entre les régimes de droits. Il convient de citer l’affaire Brompton Bicycle, qui impliquait une articulation entre le régime du droit des brevets (et du droit des dessins ou modèles) et celui du droit d’auteur (26). Dans ses conclusions, l’avocat général avait effectué un rapprochement entre le droit des brevets et le droit des dessins ou modèles, pour réclamer une autonomie des régimes de protection entre la propriété industrielle et le droit d’auteur (27). La Cour de justice a cependant décidé de ne pas suivre son avocat général. Le juge a d’abord estimé que l’examen de la condition d’originalité exclut l’appréciation de facteurs extérieurs et ultérieurs à la création du produit (28). En outre, la Cour a également considéré qu’une création esthétique à forte dimension fonctionnelle, ayant bénéficié d’un droit de brevet aujourd’hui expiré, peut également être protégée par un droit d’auteur, sous réserve du respect de ladite condition d’originalité (29). Cela revient à systématiser le recours au cumul de droits, avec les éventuels abus qu’une telle systématisation de cette technique peut engendrer. Et ce, malgré la distinction effectuée entre les différents critères d’accès à la protection.

 

Clara Grudler
Juriste et étudiante à l’École de Droit de La Sorbonne

 

1) CJUE, 23 avril 2020, C-237/19, Gömböc Kutato, Szolgáltato és Kereskedelmi Kft. (« Gömböc Kft. »)/Szellemi Tulajdon Nemzeti Hivatala

2) CJUE, 18 juin 2002, Philips, C‑299/99

3) CJUE, 14 septembre 2010, Lego Juris/OHMI, C‑48/09 P

4) TUE, 24 octobre 2019, T-601/17, Rubik’s Brand Ltd/EUIPO

5) CJUE, 18 septembre 2014, Hauck, C‑205/13

6) Adam Smith, « Introduction », in Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Flammarion, p. 5

7) John Locke, « De la propriété », in Second traité du gouvernement civil, II, §27, p. 22

8) CJUE, 18 juin 2002, Philips, C‑299/99, pt 56

9) CJUE, 23 avril 2020, Gömböc, précit., pt 12

10) CJUE, 14 septembre 2010, Lego Juris/OHMI, C‑48/09 P, pt 76

11) EUIPO, Pratique en matière de marques, Directives relatives à l’examen des marques de l’Union européenne, Section 4, Chapitre 6, Remarques générales, 1er février 2020

12) TUE, T-508/08, Bang & Olufsen A/S / OHMI, 6 octobre 2011, pt 44

13) EUIPO, Pratique en matière de marques, Directives relatives à l’examen des marques de l’Union européenne, Section 4, Chapitre 6, Remarques générales, précit.

14) CJUE, 18 septembre 2014, Hauck, précit., pts 33-35

15) CJUE, 18 septembre 2014, Hauck, précit., pt 32

16) CJUE, 18 septembre 2014, Hauck, précit., pt 19

17) Louis Josserand, « De l’esprit des droits et de leur relativité. Théorie dite de l’abus de droit », Dalloz, collection bibliothèque Dalloz, mars 2006, réédition de 1939

18) Ibidem

19) Raymond Aron, « Les facteurs de la croissance », in Dix-huit leçons sur la société industrielle, Gallimard, Idées, 1962, p. 203

20) Albert Chavanne et Jean-Jacques Burst, « Droit de la propriété industrielle », Dalloz, 5e éd., 1998, n° 944

21) CJUE, 12 septembre 2019, C-683/17, Cofemel – Sociedade de Vestuario SA/G-Star Raw CV, pts 51-52

22) CJUE, 23 avril 2020, Gömböc, précit., pt 54

23) CJUE, 12 septembre 2019, C-683/17, Cofemel, pt 38

24) Ibid., pt 39

25) Hannah Arendt, « L’œuvre », in La condition de l’homme moderne, Pocket, Agora, réédition de 2002, p. 187

26) CJUE, 11 juin 2020, C-833/18, SI, Brompton Bicycle Ltd/Chedech et Get2Get

27) Conclusions de l’avocat général Manuel Campos Sanchez-Bordona, C-833/18, 6 février 2020, Brompton Bicycle Ltd/Chedech/Get2Get, pts 46-56

28) CJUE, Brompton Bicycle, précit., pt 37

29) Ibid., pt 38